26 juin 2021 : AG annuelle de la SEM, puis... Conférence :
Ernest LAURENT (1839 - 1902), négociant montbéliardais et musicien au-delà des frontières
par Denis MORRIER, Professeur au conservatoire de Montbéliard
La conférence est précédée par l'Assemblée générale annuelle de la SEM.
Puis Denis MORRIER prend la parole et commence sa conférence...
Quelques images :
Résumé de la conférence par Denis MORRIER :
Ernest LAURENT (1839 - 1902)
La" carrière musicale" d'un négociant en vin montbéliardais (1844 - 1881) :
Ernest Laurent a cinq ans lorsque sa famille, venue de Noisiel (Seine-et-Marne) s’installe à Montbéliard. Son père, Nicolas-Adolphe, est venu s’associer avec François-Albert Siffert (1803 –1853), l’époux de sa cousine Lucile, dans son florissant négoce de vins en gros. Dès sa prime enfance, le garçon fait preuve de remarquables prédispositions musicales. En témoigne sa fille, Jeanne :
« Ce fut un enfant prodige. Sans avoir appris la musique, à cinq ans, il reproduisait sur le piano les airs à la mode. Sa mémoire était prodigieuse.
Le 18 octobre 1854, Ernest Laurent est admis au Conservatoire de Paris, dans la classe de violoncelle d’Auguste-Joseph Franchomme. Au terme de cinq ans d’études, le 28 juillet 1859, il se voit décerné, un second prix. En janvier 1860, il découvre la musique de Richard Wagner (1813-1883), lors des concerts que le compositeur organise au Théâtre des Italiens de Paris. Au mois de novembre suivant, il quitte le Conservatoire et Paris pour rejoindre son père à Montbéliard.
Dès lors et jusqu’en 1880, il mène une double carrière de « négociant en vins » et de concertiste, non seulement au violoncelle, mais aussi au piano. En témoigne un document édifiant : dès 1864, Ernest collectionne ses programmes de concerts qu’il insère dans un cahier confectionné à cette fin par la maison Barbier de Montbéliard. Ce précieux recueil, conservé aux Etats-Unis par ses descendants (la famille Deliot-Libmann), témoigne de l’intense activité de concertiste du musicien-négociant, non seulement en France, mais aussi dans les provinces germaniques.
Ainsi, en janvier-février 1864, il apparaît ainsi dans trois concerts au Wurtemberg, à Stuttgart et Ludwigsburg. En janvier 1866, il joue en l’église Saint-Maimboeuf ; le mois suivant, il participe à un concert dans la Grande Salle de l’Hôtel-de-Ville de Belfort, organisé par un musicien belfortain né à Montbéliard : Angelino Trojelli (1840-1916). Jusqu’en 1870, une dizaine de concerts sont ainsi recensés entre le Wurtemberg, Montbéliard et Belfort.
Les premiers concerts auxquels prend part le jeune Montbéliardais mêlent toujours, conformément aux usages du temps, des œuvres de genres et d’effectifs très divers : pages orchestrales, pièces de musique de chambre, romances, Lieder et airs d’opéras, chœurs, ensembles et solos instrumentaux variés. Elles sont interprétées par des « artistes » (professionnels), auxquels sont habituellement associés des "amateurs" (bénévoles). A ce titre, les sociétés locales (chorales d’orphéons, d’enfants des écoles, fanfares militaires…) sont fréquemment invitées pour agrémenter les programmes de pièces de musique « légère » (quadrilles et autres danses, chansons et airs à la mode).
Ernest Laurent se marie deux fois : en 1862 avec Marie Caroline Chauveau, qui décède un an plus tard, puis, en 1869, avec Marie Anna Blache. Le 8 juillet 1870, la France déclare la guerre à la Prusse. Ernest est alors « aux Bains en Suisse », comme le rappelle sa mère dans son journal intime. Il n’en revient que le 11 août, alors que les troupes prussiennes avancent vers Montbéliard. Le 8 octobre, le père d’Ernest décède des suites d’une attaque d’apoplexie. En pleine guerre, Ernest doit reprendre seul la direction du commerce. Durant cette période troublée, il renonce à ses activités de concertiste. Elles reprennent le samedi 14 février 1874, au « Cercle artistique de Montpellier ». Divers concerts se succèdent ensuite à Montbéliard.
De juin à septembre 1876, Ernest Laurent est en Allemagne, à Bayreuth. Il vient prêter son concours à Richard Wagner pour la création de sa Tétralogie. Il est alors le seul musicien français à jouer dans la fosse du nouveau et révolutionnaire théâtre que Wagner a fait construire spécialement pour l’exécution de ses œuvres lyriques. Le compositeur Vincent d’Indy, venu en spectateur, le rencontre et le décrit dans une lettre à son père comme un « marchand de vins en gros à Montbéliard qui a été tellement enthousiasmé en lisant les partitions qu’il a quitté son commerce pour venir offrir à Wagner son concours comme Violoncelliste pour toutes les répétitions et les représentations (or, les répétitions ont duré 3 mois) et qu’il n’a pas voulu être payé ». Dans le contexte polémique de l’après-défaite de 1870, la présence d’un Montbéliardais esseulé dans cette fosse allemande est proprement stupéfiante !
De retour à Montbéliard, Ernest Laurent reprend la direction de son négoce, qui est toujours florissant. Il devient membre de la Société d’Émulation et redouble d’activité musicales : entre 1877 et 1881, pas moins de dix-sept concerts sont référencés dans son cahier. En 1877, il organise six « séances musicales » aux programmes exigeants, principalement constitués d’œuvres germaniques parmi les plus modernes et récentes. Autre fait remarquable durant cette période d’après-guerre franco-prussienne : il s’associe à des musiciens allemands (comme le violoniste Adolphe Stiehle), suisses-allemands (le pianiste et compositeur Hans Huber), mais aussi alsaciens. De même, entre 1878 et 1880, Ernest Laurent se produit à plusieurs reprises en Alsace annexée, à Mulhouse et à Guebwiller.
Le dimanche 16 octobre 1881, le violoncelliste organise son ultime concert montbéliardais, avec la participation d’Adolf Stiehle et de Hans Huber. Deux mois plus tard, Ernest Laurent est devenu bordelais. Le 11 décembre 1881, accompagné par l’orchestre de la « Société de Sainte Cécile », il exécute pour la première fois en France le Concerto pour Piano d’Edvard Grieg (1843-1907) sur la scène du Grand Théâtre de Bordeaux. Le « négociant montbéliardais » n’est plus ; une nouvelle vie s’offre à lui pour cinq ans, de « professeur de musique » et de concertiste professionnel en Aquitaine, avant qu’il ne quitte définitivement le continent pour rejoindre l’Algérie.
Denis MORRIER.
Traduction en anglais, par Martin PETROWSKY :
Ernest Laurent (1839-1902)
The “musical career” of a wine merchant from Montbéliard (1844-1881)
by Denis Morrier
Ernest Laurent was five years old when his family moved to Montbéliard from Noisiel, in Seine-et-Marne. His father, Nicolas-Adolphe, had come to join François-Albert Siffert (1803-1853), the husband of his cousin Lucile, in his flourishing wholesale wine business. From his early childhood, the boy showed remarkable musical predispositions. His daughter Jeanne testifies to this:
“He was a child prodigy. Without having learnt music, at the age of five, he could reproduce fashionable tunes on the piano. His memory was prodigious.”
On 18 October 1854, Ernest Laurent was admitted to the Conservatoire de Paris, in the cello class of Auguste-Joseph Franchomme. After studying for five years, he was awarded a second prize on 28 July 1859. In January 1860, he discovered the music of Richard Wagner (1813-1883), during the concerts that the composer organised at the Théâtre des Italiens in Paris. The following November, he left Paris and the Conservatoire to reunite with his father in Montbéliard.
From then until 1880, he had a dual career as a “wine merchant” and as a concert performer, not only on the cello but also on the piano. This is evidenced by an edifying document: from 1864 onwards, Ernest collected his concert programmes, which he inserted in a notebook made for this purpose by the Barbier company in Montbéliard. This precious collection, preserved in the United States by his descendants (the Deliot-Libmann family), bears witness to the intense concert activity of the musician-merchant, not only in France, but also in the German provinces.
Thus, in January-February 1864, he appeared in three concerts in Württemberg, Stuttgart and Ludwigsburg. In January 1866, he played in Saint-Maimbœuf church; the following month, he took part in a concert in the Grande Salle of the town hall of Belfort, organised by a local musician born in Montbéliard, Angelino Trojelli (1840-1916). Until 1870, a dozen concerts were held between Württemberg, Montbéliard and Belfort.
The first concerts in which the young man took part always mixed, in accordance with the customs of the time, works of very different genres and sizes: orchestral parts, chamber music pieces, romances, lieder and opera arias, choirs, ensembles and various instrumental solos. They were performed by “artists” (professionals), usually in association with “amateurs” (volunteers). In this respect, local societies (orphéons, schoolchildren, military bands, etc.) were frequently invited to enhance the programmes with pieces of “light” music (quadrilles and other dances, songs and fashionable tunes).
Ernest Laurent married twice: in 1862 to Marie Caroline Chauveau, who died a year later, and in 1869 to Marie Anna Blache. On 8 July 1870, France declared war on Prussia. Ernest was then “taking the waters in Switzerland”, as his mother recalls in her diary. He did not return until 11 August, when the Prussian troops advanced towards Montbéliard. On 8 October, Ernest’s father died of a stroke. In the middle of the war, Ernest had to take over the running of the business alone. During this troubled period, he gave up his concert activities. They resumed on Saturday 14 February 1874, at the Cercle artistique de Montpellier. Various concerts then followed in Montbéliard.
From June to September 1876, Ernest Laurent was in Germany, in Bayreuth. He came to help Richard Wagner with the creation of his Ring. He was the only French musician to play in the orchestra pit of the new and revolutionary theatre that Wagner had built especially for the performance of his operas. The composer Vincent d’Indy, who came as a spectator, met Ernest Laurent and described him in a letter to his father as a “wholesale wine merchant in Montbéliard who was so enthusiastic when he read the scores that he left his business to come and offer Wagner his help as a cellist for all the rehearsals and performances (though the rehearsals lasted three months) and that he did not want to be paid”. In the polemical context of the defeat after 1870, the presence of a lonely Montbéliard resident in this German pit is truly astonishing!
On his return to Montbéliard, Ernest Laurent took over the management of his business, which was still flourishing. He became a member of the Société d’émulation and redoubled his musical activities: between 1877 and 1881, no less than seventeen concerts are listed in his notebook. In 1877, he organised six “musical sessions” with demanding programmes, mainly consisting of the most modern and recent Germanic works. Another remarkable fact during this post-French-Prussian war period was that he associated himself with musicians from Germany (such as the violinist Adolf Stiehle), the German-speaking part of Switzerland (the pianist and composer Hans Huber), but also Alsace. Similarly, between 1878 and 1880, Ernest Laurent performed several times in annexed Alsace, in Mulhouse and Guebwiller.
On Sunday 16 October 1881, the cellist organised his last concert in Montbéliard, with the participation of Adolf Stiehle and Hans Huber. Two months later, Ernest Laurent moved to Bordeaux. On 11 December 1881, accompanied by the orchestra of the Société de sainte Cécile, he performed the Piano Concerto by Edvard Grieg (1843-1907) for the first time in France on the stage of the Grand Théâtre de Bordeaux. The “merchant from Montbéliard” is no more; a new life is offered to him for five years, as a “music teacher” and professional concert performer in Aquitaine, before he leaves the continent for good to go to Algeria.